Tableau VI

Publié le par Niil

La lecture            (1868)             Edouard Manet

 

Je me suis assis sur le tabouret du piano. Mon dos s’appuie mollement sur le couvercle abaissé du clavier que j’ai auparavant recouvert de son velours rouge. J’éprouve toujours de la paix à m’installer dans le salon blanc, particulièrement en ces jours de printemps, où dehors la nature s’éveille de son long sommeil. En entrant j’ai entrebâillé la porte-fenêtre qui mène à la terrasse ; j’ai passé la tête entre les deux battants et vu le ciel bleu clair, sans un nuage ; j’ai senti l’air frais et piquant sur mon visage : la rue était calme ; au travers des entrelacs de bronze de la balustrade je ne vis ni calèche, ni voiture, ni aucun passant. Seul le faible frémissement des feuilles me parvint en me réjouissant, accompagné du pépiement des moineaux. En me retirant je saisis le fin éclat de soleil sur le bronze et le vert des plantes dans leur pot de porcelaine aux motifs bleus et ondulés.

Le vent agite en un léger friselis le voile translucide, le fronçant monotonement. Les rideaux diaphanes reçoivent le soleil, leur opalescence s’égaye en délicats dessins. J’imagine une voile qui faseye sous la brise marine, je serais couché sous le mât, observant le ciel, suivant des yeux les oiseaux marins qui passeraient en glissant, ou les matelots qui achèveraient autour de moi de laver le pont avec leurs fauberts humides…

Les longues feuilles de la plante grasse remuent gracieusement au souffle bienfaisant et vernal. Son pot, aux pieds de Suzanne, est sombre comme les lambris de bois qui couvrent une partie de la pièce qui m’est la plus chère. Son calme m’attire invariablement après déjeuner ; souvent Léon me rejoint, mais à chaque fois, pour mon bonheur, sa mère, ma femme, toujours aussi jeune, m’accompagne. Elle s’assied alors discrètement sur le canapé que nous avons recouvert d’un doux tissu gris-bleu, comme un nuage accompagnant l’ange qu’elle est pour moi. Elle me regarde ; elle pose sur moi un tendre regard, léger comme un baiser. Elle attend que je joue, sérieuse, m’offrant un sourire qui me caresse ; mes doigts effleurent les touches, pâles et obscures, précieusement ; le piano égrène ses notes que mes mains amoureuses ont façonnés pour elle. Jamais elle ne me trouble autant que lorsque je sens ses regards attentifs sur moi, sur mon dos, observant ingénument le dénuement de mes gestes, mes doigts qui se promènent sur ses mains, montent le long de ses bras, inventent une nouvelle mélodie que le piano transmet plus vite encore que mon cœur.

Aujourd’hui je ne joue pas. Aujourd’hui, comme parfois, Léon nous lit des poèmes où se reflètent comme sur l’eau les sentiments que je ressens. Sa voix nouvellement grave vibre. Intensément, il disperse autour de nous les mots qu’un autre que moi connaît, assemble, créant la mosaïque qu’il voit en lui. Fabulant les vérités du cœur, il attire tous nos esprits à lui, il fait revivre tous nos sens ; Léon, appuyé au réel du canapé laiteusement bleuté, tisse les draperies du rêve et de la vie. La main qui tient le volume ne peut frémir, sa tête penchée ne ressentira jamais la crampe de sa nuque, tant que ses yeux suivront les lignes, tant que la main d’un autre le soutiendra en pointant de son doigt son destin. Il me semble si fort et si fragile à la fois en ce moment que sa voix qui tremble m’enivre et se grave à jamais en moi. Suzanne me regarde et paraît poser. Elle semble ne pas entendre les mots que porte la voix de son fils ni ceux qu’apporte la vie au-dehors ; elle semble ne rien voir, ne rien sentir. A part moi. Elle ne regarde que moi. Elle plonge ses yeux dans les miens, les laisse avec confiance s’installer dans le nids que je leur y ai construit. Sous la brise s’engouffrant doucement dans la pièce, sa chevelure acajou, nouée pas un foulard, frissonne ainsi que le col de dentelle de sa robe froissée. Immobile, elle semble m’inviter à m’asseoir auprès d’elle de sa main reposant sans poids à son côté. J’ai la sensation qu’elle s’est élevée au-dessus du canapé, qu’elle ne s’y appuie plus, comme elle le ferait en songe ; comme une fée, comme la muse qu’elle est pour moi. La douceur qui émane d’elle et de son être tout entier me charme, me calme. La sérénité de son visage rend à mon âme la sienne ; et la paix où nous vivons est plus douce que l’anneau de nos mains gauches. Toujours ces heures de plénitude se prolongent…


 


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