Tableau V

Publié le par Niil

Vagues            (1869)             Gustave Courbet

 

    Quand je me sens seul, triste et vieux, je sors de ma chambre et, une fois dehors, déambule en feignant de ne pas connaître ma destination. L’hiver la mer est belle ; l’hiver le vent souffle et la mer souvent rebelle. L’hiver la mer est agitée quand le vent froid la soulève. Je m’assieds sur un rocher, m’accrochant à lui comme un coquillage ; comme une huître je me cramponne au creux d’une large aspérité. Une vague se brise en un grand fracas.

Le vent chargé de vie océane fait pleurer mes yeux. Mes larmes sèchent sur mes joues en laissant une traînée de sel. Devant moi un pêcheur inconscient, ou très expérimenté peut-être, a abandonné son esquif démâté. Les longues rames se choquent par moments, le vent leur fait aussi frapper le mât, protégé par la voile trempée qui l’entoure. J’ai le sentiment d’assister à l’arrivée d’une tempête. Une vague se brise en un grand fracas.

De lourds nuages lointains approchent, éclairés par le soleil de seize heures. Ils semblent d’une douceur sans mesure, et leurs reflets diffusément cotonneux confirment cette impression. Mais je sais qu’en leur sein l’orage m’arracherait à toute vie. Car telle est leur rage que tout être qui pénètre leur vaste domaine souffre plus encore qu’un saint en enfer. La tourmente est la demeure du pécheur. Au zénith le ciel est d’un beau bleu dont la paix serait l’inhérence si je ne pouvais voir, à l’horizon, les vaporeux et véhéments moutonnements. Une vague se brise en un grand fracas.

Le vent siffle à mes oreilles. Le vent fait gronder l’océan. Lui, qui paraît si plat au lointain horizon qu’il trace une ligne grise sur laquelle ne sont posées que deux perles, deux navires en détresse, deux frégates aux voiles ocrées par le soleil et l’embrun, est désormais déchaîné à l’approche de la côte. Le vent m’apporte la colère de la mer, il vrille autour de moi les sons sourds du ressac. La mer verte se déchire sous mes yeux en un cri douloureux. Les hurlements des rouleaux qui s’écrasent sur les rochers devenus luisants vibrent autour de moi en d’incessantes danses et impriment en moi des battements plus forts que le tonnerre. Une vague se brise en un grand fracas.

Avant de s’abattre comme un arbre, comme la foudre, tel un aigle sur sa proie, sur les écueils, les flots se vêtent d’écume, la dentelle des tempêtes. Eclairant la scène dramatique qui se déroule sous mes yeux de son opalescence évanescente l’écume laiteuse lacère la mer assombrie par le masque mauvais dont elle s’est parée. Peut-être, après tout, n’est-ce pas une tempête, mais une bourrasque passagère, juste pour me révéler la puissance des éléments. Cette idée me repose, mais le lourd déferlement ne désenfle pas, gardant son rythme chaotique. Une vague se brise en un grand fracas.

L’écume sur la crête des flots me rappelle le papier déchiré. Et comme le papier vers une corbeille, elle avance, grossit et se jette avec éclat sur le sol assommé. Lentement, elle se retire, avec honte semble-t-il, délaissant sa tarlatane qui est vite assaillie et détruite par la houle hurlante qui la remplace en étendant, après quelques instants de fureur, sa déliquescente mousseline. Le mer se veut si souvent impétueuse l’hiver qu’elle anéantit aussi vite les délicatesses qu’elle les tisse. Une vague se brise en un grand fracas.

 

 


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